L’impossible envol.

Auteur : Lise Lemerle

Il n’y a pas à dire, être athée, c’est angoissant. Alors parfois, on s’autorise une petite dose d’Absolu – en regardant l’horizon infini de la mer allée avec le soleil 1par exemple. Mais cela ne suffit pas toujours, et l’on se met alors à fréquenter des musées régulièrement. Une façon de s’apaiser.

C’était l’hiver dernier. Une exposition qui, à coup sûr, allait me rassasier de Sublime pour longtemps. Imaginez ! Des livres en plomb de 200 kg ! L’image utilisée pour l’exposition était très belle.

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Anselm Kiefer. Ce serait gris. L’exposition aurait un goût de rouille. Anselm Kiefer, un allemand né en 1945. Oui, le souvenir de la Shoah planerait au-dessus des œuvres. Tant mieux : le sentiment de grandiose en serait exalté. L’exposition me déborderait. Et avec, la promesse de se sentir, pour un temps, exister pleinement.

J’entre dans l’exposition. Je lis À partir des années 1970, son art prend progressivement la forme d’une quête spirituelle portée par les mythes, la religion, les cosmologies, la kabbale […] L’artiste évoque ainsi le livre : « Il est un répertoire de formes et une manière de matérialiser le temps qui passe. » 

Mythe, religion, kabbale… des grands mots. Et ces livres, hors d’échelle. D’abord, de chaque côté, des étagères immenses, extraites du hangar où Kiefer entrepose ses œuvres. Avec, dessus, ces grandes boites en fer, protégeant du regard et du temps des livres en plomb.  Puis, dans l’allée centrale, des livres ouverts exposés en vitrines.

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C’est un dimanche après-midi. Il y a du monde. Un public âgé. L’air est alourdi par des parfums de vieilles dames. De l’eau de violette. L’une d’entre elles, à côté de moi, interpelle son amie : Dis, tu as vu ? Ils disent que c’est un mélange de sable, plâtre, tissu, paille et bois. Il y a même… heu… des cheveux ?! Oh la la, ça a l’air fragile ! Ça doit être un cauchemar pour les conservateurs ! Plus loin, une autre vieille dame s’exclame Eh bien ! Tout ces livres en plomb, ça doit peser des tonnes ! Ils ont dû s’amuser, pour déplacer tout ça ici ! 

Ces voix me déconcentrent. Je sens que le Sublime m’échappe. Je me dirige vers une œuvre devant laquelle il n’y a, heureusement, personne.

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Je me renseigne en lisant le cartel de l’œuvre qui […] se réfère à la phase du déploiement des Séphiroth (ou puissances créatrices), durant laquelle la lumière divine trop forte pour s’incarner brise les vases qui représentent les attributs de Dieu. […] Composée de livres de plomb et de verre brisé, dont le poids interdit tout manipulation et lecture, l’œuvre renvoie à la mystique judaïque du Livre et à sa fonction mémorielle. 

Par dessus mon épaule, une voix grêle renchérit Tout ce verre ! Tu crois qu’ils ont cassé tout ça exprès, juste pour l’exposition ? Fallait le faire, quand même ! Hihi ! Cette voix diabolique vient de briser l’illusion. Au sol, mon regard découvre les trous d’aération, placés dans le parquet, afin d’évacuer les relents d’eau de Cologne. Plus haut, il tombe sur le mur en béton brut de la salle, derrière le mur blanc de l’exposition. Je vois le réel. Mon regard est piégé dans le réel. La réalité me crève les yeux, et me rend aveugle. Aveugle à l’œuvre d’art. À la lumière divine.

Je sens une nausée monter en moi. De l’angoisse. Je me détourne. Je zigzague tant bien que mal entre les chevelures argentées, et je me rapproche de l’œuvre promise par l’affiche de l’exposition. Peut-être qu’enfin… Peut-être qu’enfin l’alchimie se réalisera.

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Je me rapproche encore, mais une mèche grise s’interpose entre l’œuvre et moi. J’attends, immobile. La mèche s’éloigne. J’en profite pour avancer de quelques pas.

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Ça progresse ! Lentement, la pesanteur de l’œuvre me saisit. Sa matière m’hypnotise. La transformation du plomb en Or est proche…

Je fais quelques pas de côté, pour apprécier le volume de la sculpture. Mais un petit éclair attire mon attention. Qu’est-ce que c’était ? Un reflet ? Mon regard scrute le vide. Rien. Je fais un autre pas de côté. Encore ! Un autre éclair ! Oui, une fine ligne de lumière … relie la coupe de la balance au pied de la chaise.

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Du fil de pêche !!! Tout s’effondre. Adieu l’Or, le plomb restera plomb. Aujourd’hui, le réel restera réalité. La nausée me reprend. Plus forte.

S’enfuir. Échapper à ce drame. Le drame d’un artiste qui a mis toute son énergie dans la matière pour raconter le temps, dire un au-delà mystique. Mais la matière gagne toujours.

Des livres pour matérialiser le temps qui passe. Oui, mais Kiefer a oublié une chose. Son œuvre existe. Et parce qu’elle existe, elle est déjà dévorée par le temps.

Peut-être que j’aurais dû me contenter de rêver cette exposition. La voir, c’est la détruire.

La voir, c’est penser conservation en regardant les pages fragiles aux matériaux éphémères (bois, paille etc.) des livres de plomb. La voir, c’est penser au poids du plomb, aux bris de verre coupants, aux difficultés des techniciens lors de l’installation. Bref, la voir, c’est voir l’éclair du fil de pêche déchirer l’illusion. Et cela, c’est terrible. C’est irrémédiable.

En me dirigeant vers la sortie, je passe devant la dernière œuvre, que l’on apercevait, sur le mur du fond, dès le début de l’exposition. J’essaie de la prendre en photo, mais il y a toujours un visiteur dans le cadre. Agacée, je me résous à photographier un détail seulement, mais cela ne fonctionne pas non plus, et un morceau d’épaule parasite le bord de l’image. Décidément, la Réalité m’aura fait obstacle jusqu’au bout.

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Par acquis de conscience, je lis le dernier cartel, …un livre en plomb, grand ouvert, est accroché en majesté au dessus des flots en perpétuel mouvement. […] l’idée du Livre comme symbole de savoir immuable et d’élévation spirituelle. En même temps, la lourdeur du plomb rappelle tragiquement l’impossible envol de la culture et de l’art vers l’idéal, ce qui empreint cette œuvre d’une profonde mélancolie.

Oui, décidément, voir cette exposition, c’est la détruire. Et puis je me dis que peut-être, l’artiste a, en fin de compte, atteint son objectif bien malgré lui. La tragédie de cette exposition, avec son fil de pêche et son parfum de violette, tenait toute entière dans l’impossible envol de « l’impossible envol » .  

Plongée dans une horrible mélancolie, je sors de la BnF. Sur l’esplanade, un vent glacial m’enveloppe aussitôt. C’est l’hiver. Je me souviens des dernières pages de La Nausée, lorsque le personnage, qui s’apprête à quitter la ville où il vient de vivre pendant trois ans, attend le départ de son train dans un café où il avait ses habitudes. Pour lui faire plaisir, la serveuse lui met son disque préféré, un air de jazz.

Ça commence.

Dire qu’il y a des imbéciles pour puiser des consolations dans les beaux-arts. […] Ils croient que la beauté leur est compatissante. Les cons. […]

À présent, il y a ce chant de saxophone. Et j’ai honte. Une glorieuse petite souffrance vient de naître, une souffrance-modèle. Quatre notes de saxophone. Elles vont et viennent, elles ont l’air de dire : « Il faut faire comme nous, souffrir en mesure ». Eh bien oui ! Naturellement, je voudrais bien souffrir de cette façon-là, en mesure, sans complaisance, sans pitié pour moi-même, avec une aride pureté. Mais est-ce que c’est ma faute si la bière est tiède au fond de mon verre, s’il y a des taches brunes sur la glace, si je suis de trop, si la plus sincère de mes souffrances, la plus sèche, se traîne et s’appesantit, avec trop de chair et la peau trop large à la fois, comme l’éléphant de mer, avec de gros yeux humides et touchants mais si vilains ? Non, on ne peut certainement pas dire qu’elle soit compatissante, cette petite douleur de diamant, qui tourne en rond au-dessus du disque. […] J’ai honte pour moi-même et pour ce qui existe devant elle.

Elle n’existe pas. C’en est même agaçant ; si je me levais, si j’arrachais ce disque du plateau qui le supporte et si je le cassais en deux, je ne l’atteindrais pas elle. Elle est au-delà -toujours au-delà de quelque chose, d’une voix, d’une note de violon. À travers des épaisseurs d’existence, elle se dévoile, mince et ferme et, quand on veut la saisir, on ne rencontre que des existants, on bute sur des existants dépourvus de sens. Elle est derrière eux : je ne l’entends même pas, j’entends des sons, des vibrations, de l’air qui la dévoile. Elle n’existe pas, puisqu’elle n’a rien de trop : c’est tout le reste qui est de trop par rapport à elle. Elle est.

Et moi aussi, j’ai voulu être. Je n’ai même voulu que cela ; voilà le fin mot de l’histoire. Je vois clair dans l’apparent désordre de ma vie : au fond de toutes ces tentatives qui semblaient sans liens, je retrouve le même désir : chasser l’existence hors de moi, vider les instants de leur graisse, les tordre, les assécher, me purifier, me durcir, pour rendre enfin le son net et précis d’une note de saxophone. Ça pourrait même faire un apologue : il y avait un pauvre type qui s’était trompé de monde. Il existait, comme les autres gens, dans le monde des jardins publics, des bistrots, des villes commerçantes et il voulait se persuader qu’il vivait ailleurs, derrière la toile des tableaux, avec les doges du Tintoret, avec les graves Florentins de Gozzoli, derrière les pages des livres, avec Fabrice del Dongo et Julien Sorel, derrière les disques de phono, avec les longues plaintes sèches des jazz. Et puis, après avoir bien fait l’imbécile, il a compris, il a ouvert les yeux, il a vu qu’il y avait maldonne : il était dans un bistrot, justement, devant un verre de bière tiède. Il est resté accablé sur la banquette ; il a pensé : je suis un imbécile. Et à ce moment précis, de l’autre côté de l’existence, dans cet autre monde qu’on peut voir de loin, mais sans jamais l’approcher, une petite mélodie s’est mise à danser, à chanter : « C’est comme moi qu’il faut être ; il faut souffrir en mesure. »

La voix chante :

Some of these days
You’ll miss me honey.

 

La Nausée, Jean-Paul Sartre, 1938.

Oui, l’alchimie est une science incertaine, et l’on perçoit rarement l’autre côté de l’existence.

 

REMARQUE : l’exposition Anselm Kiefer, l’alchimie du livre, s’est tenue à la BnF, du 20 octobre 2015 au 7 janvier 2016.

 

(1) Vers du poème L’Éternité, Rimbaud, 1892 –lire.
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