Histoire d’aveugles.

Auteur : Lise Lemerle

Internet. Flux d’informations. Flux d’images. Flux de visages. Des visages qui vous regardent. Inlassablement. Partout, de tous les côtés. Et puis soudain, un regard vous interpelle. Ou plutôt, non, c’est un visage justement sans regard. Un visage sans regard, donc sans impératif. Oui, c’est cela, un visage qui, pour une fois, n’exige rien de vous. Un visage que vous être libre de parcourir comme bon vous semble sans rien devoir en retour.

C’est l’image d’un pauvre, d’un noir, que le blanc bourgeois peut regarder en paix, sans devoir payer la gabelle de la Compassion. On lit Après Eden, collection Artur Walther. C’est la nouvelle exposition de la Maison Rouge.

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Après une première salle – diverses séries, détails de plantes, détails d’immeubles délabrés, détails d’usines – on trouve l’image qui nous a conduite ici. Il y a quelque chose d’agréable dans le fait de voir en grand une image vue d’abord en vignette sur internet. Quelque chose de satisfaisant.

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Eyes-wide-shut (Motouleng Cave, Clarens), Santu MOFOKENG, 2004.

Devant la photo, on s’aperçoit qu’il y a eu un léger bougé : les yeux sont à la fois ouverts et fermés. On voit un regard flou, en transparence. L’homme était sans doute en train de fermer les yeux au moment où la photo a été prise.

Ça y est. On a vu l’image pour de vrai. Bon. Mais maintenant que l’on est ici, juste devant, on voudrait ne pas partir trop vite. On se souvient que cette exposition est placée sous le thème de la série. On prête alors attention aux deux autres photos, que l’on avait, jusque-là, totalement ignorées.

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Trois photos de Santu MOFOKENG.
De gauche à droite :Buddhist Retreat near Pietermaritzburg, 2003 ;Sacral animals (Motouleng Cave, Clarens) 2004 ; Eyes-wide-shut(Motouleng Cave, Clarens) 2004.

En découvrant le triptyque, on reste d’abord un peu perplexe. Un cheval. Deux chèvres. Un noir. L’équation n’a rien d’évident. Un cheval, deux chèvres, un noir. On cherche un point commun. On cherche. On ne voit pas la tête du cheval. On cherche. Les chèvres sont de profil. L’homme a les yeux fermés. On cherche. Cela doit être au niveau de la tête… On trouve ! Aucun n’a de regard ! Aucun n’advient dans l’image comme un sujet singulier. Un cheval, deux chèvres, un noir. Quatre anonymes. Un cheval, deux chèvres, un noir. Quatre animaux ?

Sentant comme un relent de colonialisme dans l’air, on s’offusque immédiatement. On crie au scandale. Saperlipopette ! Quelle maladresse que ce montage !

Rentrée chez soi, le trouble persiste. Le triptyque nous hante encore. Dérange. On se plonge alors dans internet. On retrouve les traces de l’image. On la piste. On remonte dans les archives d’une exposition du Jeu de Paume qui s’est tenue il y 4 ans, intitulée Santu Mofokeng, chasseur d’ombres. Une rétrospective de l’artiste. L’enquête avance. On regarde l’interview de l’artiste. Et… surprise ! On voit que la photo, déjà, était accrochée à côté de celle du cheval.

On se dit quelque chose a dû nous échapper.

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Photogramme issu de la vidéo de présentation de l’exposition Santu Mofokeng, chasseur d’ombres (Jeu de Paume, 2011)

On poursuit l’enquête. On va sur le site de l’artiste. On clique sur WORK. On clique sur Chasing shadows. On tombe sur une série de trente-trois photos, dont les trois premières sont… l’homme, le cheval, et les chèvres. On lit les titres. L’homme, Eyes-wide-shut, Motouleng Cave. Le cheval, Buddhist retreat near Pietermaritzburg. Les chèvres, Sacral animals Motouleng Cave.

On tape « Motouleng Cave » dans le moteur de recherche. On lit alors « Motouleng signifie ‘l’endroit où battent les tambours’ … un jour tranquille aux Caves Sacrées de Motouleng … niché dans une étroite vallée, aux formations rocheuses magnifiques, il est aisé de comprendre pourquoi cet endroit est un lieu sacré … le spirituel … Service de Prières à l’autel … Motouleng … la Cave de la Fertilité … le site patrimonial de Motouleng est un lieu sacré habité, utilisé pour les offrandes aux ancêtres etc. »

Un cheval devant une retraite bouddhiste, des chèvres sacrées, photographiées dans un lieu sacré. Lieu sacré où se trouve l’homme lui aussi. On se dit qu’effectivement on était passé à côté de quelque chose ! On revient à la page de présentation de la série Chasing Shadows.

« This project has steered me to places where reality blended in freely with unreality, where my knowledge of the photographic medium was tested to the limit. While the images record rituals, fetishes and settings, I am not certain that I captured on film the essence of the consciousness I saw displayed. Perhaps, I was looking for something that refuses to be photographed. I was only chasing shadows, perhaps. » 

[Trad. : Ce projet m’a conduit vers des lieux où la réalité se mélangeait librement avec l’irréel, où ma connaissance du médium photographique était poussée à ses limites. Les photographies enregistrent les rituels, les fétiches et les mises en scène, mais je ne suis pas certain d’avoir capturé sur ma pellicule l’essence du spirituel/de l’esprit (consciousness) de ce qui se déroulait devant moi. Peut-être que je recherchais quelque chose qui se refuse à se laissé photographier. Je chassais seulement des ombres – peut-être.] – Extrait du texte de présentation de la série Chasing Shadows disponible sur le site  de l’artiste (cf. http://www.santumofokeng.com)

Black African consciousness… not certain that I captured on film the essence of the consciousness I saw displayed. … I was only chasing shadows, perhaps. Black African consciousness…On retourne à l’image. The essence of consciousness.

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On est stupéfait. Un détail a changé : l’homme a les yeux ouverts !

On se répète en boucle Black African consciousness. Black African consciousness. Black African consciousness. Ce vieil homme noir a en réalité le regard de Tiresias, le devin aveugle. Un personnage mythique de la Grèce Antique, qui voyait l’avenir, faute de voir le présent.

Black African consciousness. Tiresias voit la Vérité. Black African consciousness. On pense à Rimbaud. Au Poète Voyant.  Qui voit la Vérité derrière les choses. Derrière le Réel. I was only chasing Shadows, perhaps … 

Et puis, on pense à un film de Cocteau, Le testament d’Orphée. Orphée, le poète mythique de la Grèce Antique. On pense au vieux poète Cocteau jouant la mort du mythique Orphée. Aux yeux ouverts peints sur ses yeux fermés, selon le rituel mortuaire antique. Pour voir dans l’Au-Delà. Voir au-delà … chasing shadows.  

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Photogramme du film Le Testament d’Orphée, Cocteau, 1960.

Voir.

On croit comprendre alors. Black African consciousness. On n’avait rien vu.

REMARQUE : l’exposition Après Eden, collection Artur Walther s’est tenue à la Maison Rouge du 17 octobre 2015 au 17 octobre 2016.

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