Être(s) de bois.

Auteur : Lise Lemerle

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Jessé (fragment d’une représentation d’un arbre de Jessé), Pays-Bas, XVIe – voir notice.

C’était au Louvre, il y a deux ans. Je m’étais arrêtée devant cette statue. L’excroissance de bois, au niveau de l’épaule, avait attiré mon attention. J’y avais vu la main griffue d’un personnage fantastique – produit, peut-être, par le sommeil du vieil homme.

Et puis, récemment, je suis repassée devant cette statue. Cette fois, mon père m’accompagnait. Il m’a dit  Ah ! Lui ! Tu le reconnais ? On l’a vu hier, à la Sainte Chapelle… Jessé ! … Jessé, le premier ancêtre du Christ … rêvant de sa descendance … l’Arbre de Jessé, qui représente la généalogie du Christ … Regarde ! Ici, l’Arbre prend racine dans le cœur de Jessé.

Jesse2Et moi, je me disais Tiens, voici une statue en bois qui représente un individu de chair et d’os, et, pour représenter sa descendance, on utilise… du bois : l’Arbre de Jessé. Ici, la chair de sa chair devient le bois du bois.

Le bois pour la chair. Oui, on dit que le bois est un matériau vivant. Vivant. Bois et chair sont des matières cousines. L’une, la chair, est le concept dont l’autre, le bois, est le symbole. Dans l’Arbre de Jessé, le bois symbolise la chair ; et la chair correspond au concept de ‘descendance’.

Il y a comme une friction entre ces deux matières. Après tout, ne dit-on pas ne pas être de bois, pour dire être de chair ? Être de bois. Dans cette expression, le bois s’oppose à la chair, qui se distingue du bois par sa ‘capacité à sentir’. Ne pas être de bois. Être sensible. Ressentir. C’est l’histoire de Pinocchio.

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Pinocchio, Walt Disney, 1940.

Pinocchio. Le pantin de bois ‘animé’ qui rêve de devenir un être de chair : oui, l’enjeu de Pinocchio est avant tout phénoménologique. Unir l’âme et le corps en devenant un être de chair. Résoudre le vieux dualisme par la chair. Bref, devenir Humain.

On pense à l’Arbre de Jessé. À Pinocchio. À la représentation de la chair dans l’esthétique chrétienne. Et l’on constate avec amusement que l’on pourrait qualifier les saints chrétiens d’anti-Pinocchio : eux renoncent à la chair. Ils renoncent aux joies terrestres, impures. Dans l’espoir (fou ?) d’une félicité céleste, absolue.

Des anti-Pinocchio. Oui, d’ailleurs, le corps des saints chrétiens est pris dans un devenir-bois. Berlinde de Bruyckere l’a bien compris, elle qui dit s’être inspirée de la figure de Saint Sébastien (souvent représenté attaché à un poteau en bois, presque nu, en train d’être criblé de flèches) pour la réalisation de Cripplewood (‘cripple‘ signifie ‘boiteux’) à un arbre moulé dans une cire-chair humaine.

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Cripplewood, Berlinde de Bruyckere, 2012.

Devant cet arbre-humain, ou cet humain devenu arbre, on pense à Ovide, et au mythe de Daphné, la nymphe qui se transforme en laurier pour échapper à la poursuite enflammée d’Apollon.

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Apollon et Daphné transformée en laurier, France, XVe.

On se souvient de la très belle statue du Bernin, où seules les extrémités de Daphné sont déjà en cours de métamorphose.

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Apollon et Daphné, Le Bernin, 1622

En revenant à l’œuvre de De Bruyckere, on se demande, alors, si cette Daphné mythologique ne serait pas comme l’ancêtre païenne de la Sainte Marthe de Berlinde de Bruyckere.

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Sainte Marthe, Berline de Bruyckere, 2008.

D’Ovide à Berlinde de Bruyckere, le devenir-bois symbolise le renoncement à la chair.

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Et puis -bonheur d’être au Louvre- on tombe sur le tableau suivant :

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Saint Jérôme dans le désert, Joachim Patinir, autour de 1520 – voir notice.

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Renoncer à la chair, et aux vanités de ce monde : vanité symbolisée ici par le riche manteau rouge abandonné sur l’arbre mort.

Dans l’image, une série de détails retient notre attention : la manche en lambeaux de Saint Jérôme ressemble étrangement à la silhouette ‘édentée’ du tronc d’arbre, laquelle ressemble au motif  de la béance du toit en ruine.

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Nous avons disposé, de gauche à droite : la manche de Saint Jérôme (en la faisant pivoter à 180°), le tronc d’arbre et le trou du toit afin de suggérer une gradation – celle de la néantisation de la chair. À gauche, la manche est remplie par la chair du saint. À droite, la forme donne sur du vide. Entre les deux, le bois, qui devient la matière intermédiaire entre la Chair et le Néant.

Dans la scène du tableau, le jeu de ressemblances ne s’arrête pas là. Au bras tendu du saint semble répondre la branche de l’arbre, tendue vers le saint, dont les brindilles formeraient  comme une main ‘daphnéenne’.

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Le bois amorce la dynamique du renoncement à la chair. Oui, c’est ainsi que se joue de manière très ‘cinématographique’ la métamorphose : on assiste en direct au devenir-bois du corps chrétien.

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Ce bois qui, toujours, ressemble à la chair et s’en différencie.

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On pourrait pousser un cran plus loin l’interprétation de cette image en prenant en compte un dernier détail : le crucifix devant lequel Saint Jérôme se mortifie.

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Il faudrait alors se rappeler que certains textes (on peut le lire dans la Légende Dorée, par exemple) rapportent que la croix sur laquelle fut crucifié le Christ aurait été taillée à partir du tronc de l’Arbre de Vie – arbre qui jadis se trouvait dans le Jardin d’Eden, et arbre dont Eve aurait croqué le fameux fruit. Le lien entre la chair et le bois, la mortification de la chair et le devenir-bois prend alors toute son épaisseur…

L’arbre mort et le corps de Saint Jérôme fusionnent dans la figure du Christ sur sa croix, Christ qui racheta les péchés de l’Humanité toute entière par le sacrifice de sa propre chair.

Ainsi le devenir-bois de Saint Jérôme serait alors le signe de son propre Salut.

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REMARQUE : l’œuvre Cripplewood a été réalisée pour le pavillon Belge de la Biennale d’art contemporain de Venise en 2013.

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