Carambolages ! (Être(s) de bois – suite)

Auteur : Lise Lemerle

Remarque liminaire : si vous n’avez pas vu l’exposition Carambolages au Grand Palais (2 mars – 4 juillet 2016), vous pouvez, si vous le souhaitez, ne pas lire le préambule et vous rendre directement au début de cet article.

L’EXPOSITION

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Carambolage (n.m) : terme du jeu de billard. Coup dans lequel la bille du joueur va toucher deux autres billes. fig. : coup double, ricochet. 185 œuvres d’art, issues d’époques, de styles et de pays différents, sont présentées dans un parcours conçu comme un jeu de dominos, où chaque œuvre induit la suivante par une association d’idées ou de formes. Les créations de Boucher, Giacometti, Rembrandt, Man Ray, Annette Messager et d’autres artistes anonymes dialoguent au sein d’un parcours ludique qui revisite notre approche traditionnelle de l’histoire de l’art. – voir plus

En s’informant sur Carambolages, on se dit Chouette ! Ce n’est pas si fréquent, une exposition qui se revendique de l’héritage de Warburg et de son Atlas Mnémosyne. Warburg, cet historien de l’art du début du siècle, qui faisait parler notre culture visuelle en associant/confrontant des images aux sources multiples (issues de différentes époques et de divers pays), des images allant des clichés de presse à des reproductions d’œuvres d’art, qu’il épinglait sur de grands draps, supports de ses conférences :

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Atlas Mnémosyne, Planche 79, Warburg – cette planche est présentée en introduction de l’exposition Carambolages.

On se dit donc Chouette ! C’est la deuxième exposition de ce genre, après celle de Georges Didi-Huberman, Nouvelles histoires de fantômes, qui avait été présentée au Palais de Tokyo en 2014. Deux expositions – c’est si peu, en regard de la popularité et de l’influence de la pensée de Warburg sur l’Histoire de l’Art dans le milieu universitaire actuel ! Pensée dont ce blog est quelque part aussi un très lointain héritier – internet ayant facilité grandement l’étape de la collecte/découverte d’images.

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LA VISITE

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Vue de l’exposition Carambolages, Grand Palais, 2016.

On commence le parcours de l’exposition, conçu, effectivement, comme un jeu de dominos – voir le clip promotionnel (42 s) de l’exposition. On passe d’une œuvre à la suivante, tirée en avant par une curiosité insatiable. On savoure à peine une analogie entre deux images, que déjà, une troisième œuvre nous conduit vers autre chose.

On vogue ainsi d’œuvre en œuvre lorsque, au bout de 185 dominos, le mouvement s’arrête soudain. L’exposition est arrivée à son terme. On se retrouve au milieu de la librairie.  Acta est fabula. Et pourtant, on a alors un sentiment d’inachèvement. On voudrait pouvoir relever les dominos et les manipuler comme bon nous semble, mais notre mémoire n’est pas assez puissante pour se souvenir simultanément de 185 oeuvres d’art.

Il y aurait bien le catalogue de l’exposition, un objet original qui présente, sur une grande frise dépliante, l’ensemble des œuvres de l’exposition. Mais son prix (49 euros tout de même) décourage notre bonne volonté…

Seule nous reste donc notre mémoire. C’est alors que l’on constate une chose concernant le parti-pris du commissaire de l’exposition, Jean-Hubert Martin, un parti-pris qui consiste à avoir supprimé les habituels cartels d’information (qui sont ici groupés sur des écrans qui parsèment le parcours). Ce parti-pris vise à favoriser la contemplation des œuvres pour elles-mêmes (sans que l’on prenne en compte leur contexte de production). Mais il s’avère être à double tranchant.

D’un côté, certes, il a le mérite de mettre les œuvres sur un pied d’égalité (encore que cette égalité soit toute relative : si, en théorie en effet, elle nous permet de mieux regarder des œuvres d’anonymes, elle nous pousse aussi à user un peu plus de nos catégories/préjugés visuel(le)s – ainsi des étiquettes « art premier », « art asiatique » etc.).

De l’autre côté, cette égalité, associée au principe de suite d’analogies, a pour conséquence une certaine linéarité, et produit un effet d’aplatissement qui réduit les œuvres à l’alibi de leur présence (le signe, l’analogie, pour laquelle elles ont été retenues pour l’exposition), impliquant par la même occasion une forme de gratuité…

Or tout cela n’aide pas la mémoire, qui a besoin de reliefs pour se mettre au travail.

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LE PARTI-PRIS DU JEU

Ludique. C’est le maître-mot de cette exposition. Parmi les documents (applications, vidéos, etc.) qui accompagnent Carambolages, il y a celle-ci : Carambolages, le jeu (6’07 »).  Les participants sont invités à poser des cartes chacun à leur tour, produisant ainsi une suite d’analogies – chacune de ces analogies devant être validée par le maître du jeu, qui a accessoirement le rôle de cartel vivant.

En regardant cette vidéo, on se dit que c’est dans le jeu collectif que s’épanouit le mieux le concept de l’exposition : les analogies sont d’autant plus intéressantes dans la mesure où elles sont partagées, discutées.

De son côté, le commissaire de l’exposition dit avoir voulu ne pas mâcher le travail [du spectateur] et lui dire voilà ce que vous devez voir (d’où l’exclusion des cartels). Mais, ce faisant, il nous oblige un peu à voir ce que nous aurions vu (puisque l’on ne voit que ce que l’on peut voir).

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DOMINOS VS JEU DE GO

Un jeu pour explorer le regard. Cette idée est séduisante. Le jeu de dominos, ludique, permet un tel voyage dans le regard (par une suite d’analogies). Mais il ne permet pas d’en faire la cartographie. Or, nous voudrions ici tenter de donner à voir comment se construit un regard. Montrer comment nous voyons.

(Dé)-construire un regard. Découvrir ce qui compose un regard. Oui, le concept de jeu est pertinent, mais nous choisirons pour notre part un jeu de stratégie : le jeu de go.

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DEBUT DU JEU

Tout d’abord, définissons un plateau de jeu. Prenons le champ de forces présenté dans l’article Être(s) de bois. Nous y avions opposé deux forces contraires : celle du devenir-chair (cf. la figure de Pinocchio, pantin de bois rêvant de devenir humain) et celle du devenir-bois (cf. la figure des saints chrétiens, qui, pour leur Salut, renoncent à la chair).

Ajoutons un troisième terme, et voyons comment il interagit avec les forces en jeu. Le terme choisi sera le suivant : ANIMAL.

Le jeu peut commencer.

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LE JEU

Choisissons un thème. Animal + devenir-chair… Chasse. Animal + chasse… gibier… Gibier + devenir-bois… Bois de cerf !

Maintenant, choisissons l’image qui nous servira de point de départ.

Représentation + bois de cerf… Notre premier réflexe, enfantin, est d’ouvrir grand nos mains, et de les placer sur nos tempes. L’image est là, il n’y a plus qu’à la chercher sur internet. On  tape « mains + cerf ». On trouve ceci :

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Jacques Haurogné, dans la vidéo – Le grand cerf, comptine pour enfants.

Et puis encore ceci :

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À gauche : oeuvre de Javier Perez (voir la série de l’artiste).
À droite : voir le blog source.
En bas : photogramme issu de la vidéo Comment faire une ombre chinoise en forme de Cerf.

Représentation. Le réalisme, le trait (contour ou dessin), la forme (l’empreinte), la projection (l’ombre), le signe (le motif des bois), le processus métaphorique (les mains pour les bois)… autant de concepts liés à la représentation. Autant de concepts complexes que ces trois images à elles seules permettent de décliner simplement, de manière très visuelle.

Mais poursuivons. Représentation + bois de cerf… On pense au Cerf, Roi de la Forêt. Et puis, on pense aux couronnes des rois de la série télévisée Game of thrones et à son univers médiéval. Oui, dans cette série, nombreuses sont les couronnes qui reprennent les bois de cerf en guise de motifs décoratifs… L’une d’entre elle est même fabriquée à partir de deux bois entre-croisés (voir ci-dessous l’image du milieu).

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Personnages de la série Game of Thrones.

Pour enrichir notre collecte d’images, on tape ensuite « couronne + bois de cerf » dans notre moteur de recherche. On tombe alors sur les images suivantes, et l’on se dit que l’on aurait pu les intégrer dans notre article précédent, où nous nous intéressions à la figure de la femme-trophée (cf. Trophée, mon souci à moi)…

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À gauche : photographie publié sur Pinterest
À droite : image extraite d’un site de vente de bijoux en ligne.

C’est ainsi que l’on arrive sur l’article Deer Lord dans lequel l’auteur constate, images à l’appui, que le motif des bois de cerf est très à la mode en ce moment, comme en témoignent les photographies ci-dessous (star posant avec des bois de cerf à gauche, défilé de mode à droite).

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À gauche : Rosie’s crown, John Rankin Waddell, 2010.
À droite : défilé Topshop Unique, 2010.

Les séries télévisées sont également évoquées :

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À gauche : détail d’un photogramme issu de la série Hannibal.
À droite : détail d’un photogramme issu de la série True Détective.

Ici encore, on regretterait presque de ne pas avoir trouvé ces images plus tôt, pour notre article sur la femme-trophée…

Mais restons au coeur de notre sujet, et poursuivons l’exploration des images qui peuplent notre imaginaire. Voyons trophée, bois de cerf… tête de cerf… Colin Firth ! Oui ! Il y a cette scène inoubliable, dans le Journal de Bridget Jones, où Colin Firth porte un pull de Noël tricoté par sa mère, orné d’une magnifique tête de cerf !

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Extrait du film le Journal de Bridget Jonesréalisé par Sharon Maguire, 2001.

En menant des recherches, on apprend que, pour Noël, le musée Madame Tussaud à Londres s’est amusé à affubler de son pull mythique la figure en cire de Colin Firth.

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À gauche : statue romaine représentant Hercule terrassant la biche de Cérynie, Rome. 
À droite : statue en cire représentant Colin Firth, musée Madame Tussaud – source.

Un homme en cire portant fièrement une tête de cerf sur sa poitrine… On se dit que nous avons peut-être conclu notre article sur la femme-trophée de manière un petit peu trop pessimiste : tout de même, depuis l’obscure antiquité, il y a eu quelques progrès concernant la représentation des genres dans notre société, le trophée en cire de Colin Firth est là pour le prouver !

Mais encore une fois, veillons à rester dans le périmètre établi au début : devenir-bois, devenir-chair… bois de cerf.  Et tournons-nous vers l’art contemporain.

Devenir-bois + cerf… on pense à l’oeuvre de Myongbeom, où les bois d’un cerf empaillé sont remplacés par des branches d’arbre. Ici, le devenir-bois du cerf semble valoir comme une métaphore du lien qui unit l’Animal à la Nature.

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Sans titre, Kim Myongbeom, 2008 – voir le site de l’artiste.

Continuons. Qu’en est-il de l’association devenir-chair + cerf ? Le souvenir d’Actaeon III, de Berlinde de Bruyckere, nous vient immédiatement à l’esprit. Actéon. Un chasseur bien malchanceux, qui, pour avoir surpris la déesse Diane dans son bain, fut transformé en cerf par cette dernière. Sa propre horde de chiens le dévora.

Le chasseur chassé. Le père de Berlinde de Bruyckere était chasseur amateur et boucher de profession. Les sculptures de sa fille témoignent d’une empathie profonde, viscérale, pour le  vivant. Où l’Homme et l’Animal sont une même chair souffrante.

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Actaeon III, Berlinde de Bruyckere, 2013 – voir Actuart.

Ainsi, le binôme devenir-bois + cerf nous conduirait à réfléchir sur notre rapport à la Nature à travers la figure de l’Animal, tandis que le binôme devenir-chair + cerf interroge et lève les frontières entre l’Homme et l’Animal. Deux devenirs. Deux pôles. Le Vivant et la Nature. Entre les deux, l’Animal.

Enfin, dans un dernier geste de curiosité, on tape « cerf + art contemporain » dans notre moteur de recherche, et l’on trouve cette image, qui répond de façon cinglante aux deux œuvres précédentes, en proposant ce devenir-or absurde, symbole de la vanité… de l’Homme ? On pense alors au mythe de Midas, ce roi qui transformait en or tout ce qu’il touchait. Un don pas si pratique, en réalité…

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Vanitas, Ghyslain Bertholon, 2007 – voir le site de l’artiste.

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BOIS DE CERF

Bois d’or (Vanitas – Homme).
Bois de bois (branches – Nature).
Bois de chair (Actaeon III  – Vivant).
Objet métaphore (mains).
Objet signe de pouvoir (couronne).
Objet cible du désir (trophée).

…voici autant de murs que nous de venons de construire dans notre partie de go. Notre figure d’encerclement est achevée.

Grèce Antique, art contemporain, culture populaire (dessins d’enfants, séries télévisées, images de mode, comédies romantiques), nous avons traversé le plus largement possible les territoires de notre imaginaire collectif, tout en restant dans les coordonnées convenues au début : devenir-bois, devenir-chair, animal.

Il est temps maintenant de montrer l’image que nous assiégeons avec toutes les précédentes.

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Sceptre ? , Culture Aztèque, Mexique, 1325-1521, bois de cerf.

Nous voici en territoire inconnu – chez les Aztèques. L’objet se trouve au Musée du Quai Branly. Sa fonction n’est pas identifiée de façon certaine… il s’agirait, peut-être, d’un sceptre, sculpté dans un bois de cerf.

Mais notre figure d’encerclement est construite autour de cette image, et, bien que poussé hors de ses territoires, notre œil produit du sens.

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Redisons-le une dernière fois, en images :

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