Par-delà le cliché.

Auteur : Lise Lemerle

Londres. Ces grues, partout. Et cette skyline, toujours plus dense. En traversant la Tamise, impossible de résister : clic, le cliché est dans la boite.

De retour chez moi, je regarde mes images. Il y a celle que j’ai prise sur la Tamise. Oui, ça, c’est vraiment Londres.

J’ouvre mon logiciel de retouches, j’augmente les contrastes pour rendre les éléments d’architecture plus graphiques. Je pousse la saturation des couleurs pour que le peu d’éléments colorés ressorte encore plus. Et puis, je retire le bleu, ultime reste de nature, pour ne garder que la ville. Enfin, j’augmente les blancs, et la grisaille du ciel, si caractéristique de Londres, devient plus lumineuse.

Photographie de la Skyline de Londres réalisée par Lise Lemerle. Réflexion sur la photographie d'art.
Londres, Lise Lemerle, 2018.

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Wazemmes, quartier populaire de Lille. Cours de photographie. Nous allons dans le square voisin, le Jardin des Sarrazins. Nous sortons du studio pour aller faire des portraits « en milieu naturel ». Derrière les arbres, des jeunes jouent au basket. Le défi est lancé : faire des photos nettes des joueurs en action.

Je me concentre sur les joueurs. Clic clic clic, je suis le ballon. Après avoir bien « mitraillé », j’éteins mon appareil photo. Et je regarde. Tout au fond, vers l’autre panier, deux jeunes jouent dans leur coin. Je ne les avais pas vus. Il y a ce mur, couvert de graffitis.  C’est beau. Je rallume mon appareil : clic, le cliché est dans la boite.

Photographie réalisée par Lise Lemerle à Wazemmes (Lille) sur un terrain de basket.
Basket à Wazemmes, Lise Lemerle, 2018.

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Dans mon ordinateur, il y a le dossier « photos », puis le sous-dossier « Londres et ses grues » et le sous-dossier « Basket à Wazemmes ».

Dans mon cerveau, pas de dossiers, mais des associations qui vont et qui viennent. Un dialogue prend forme entre les deux images ci-dessus. Elles s’opposent de façon presque parfaite. Deux photos, deux mises-en-scène de la ville. La City et le quartier populaire. Les gratte-ciels et les tags. Le gris et la couleur. Le sport individuel et le sport collectif. Espace où transitent les travailleurs anonymes, espace où se retrouve la jeunesse (précaire…).

Oui, mises face à face, ces deux images racontent beaucoup de choses.

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Apprendre, c’est imiter, reproduire. Les neurones miroirs s’activent et Bébé tient sa cuillère correctement. Dans le domaine de l’art, il ne s’agit pas simplement de manipuler les outils correctement – ceci pourrait concerner les arts appliqués… Tout l’enjeu, dans les beaux-arts, consiste à déborder ce processus. C’est peut-être alors seulement qu’il y a création.

Une œuvre sera médiocre par manque de savoir-faire ou par manque d’originalité. Le savoir-faire se travaille, dans une certaine mesure. L’originalité est un mur que l’on franchit ou non. Le photographe peut parfaire sa technique, mais aura toujours l’angoisse que ses clichés soient « clichés ».

Au sujet de la peinture de Bacon, Deleuze introduit la notion de cliché dans le passage suivant :

C’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche. La croyance figurative découle de cette erreur : en effet, si le peintre était devant une surface blanche, il pourrait y reproduire un objet extérieur fonctionnant comme modèle. Mais il n’en est pas ainsi. Le peintre a beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, ou dans l’atelier. Or tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est déjà dans la toile, plus ou moins virtuellement, plus ou moins actuellement, avant qu’il commence son travail. Tout cela est présent sur la toile, à titre d’images, actuelles ou virtuelles. Si bien que le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. Il ne peint donc pas pour reproduire sur la toile un objet fonctionnant comme modèle, il peint sur des images déjà là, pour produire une toile dont le fonctionnement va renverser les rapports du modèle et de la copie. Bref, ce qu’il faut définir, ce sont toutes ces “ données ” qui sont sur la toile avant que le travail du peintre commence. Et parmi ces données, lesquelles sont un obstacle, lesquelles une aide, ou même les effets d’un travail préparatoire.

En premier lieu, il y a des données figuratives. La figuration existe, c’est un fait, elle est même préalable à la peinture. Nous sommes assiégés de photos qui sont des illustrations, de journaux qui sont des narrations, d’images-cinéma, d’images-télé. Il y a des clichés psychiques autant que physiques, perceptions toutes faites, souvenirs, fantasmes. Il y a là une expérience très importante pour le peintre : toute une catégorie de choses qu’on peut appeler “ clichés ” occupe déjà la toile, avant le commencement. C’est dramatique. Il semble que Cézanne ait effectivement traversé au plus haut point cette expérience dramatique : il y a toujours déjà des clichés sur la toile, et si le peintre se contente de transformer le cliché, de le déformer ou de le malmener, de le triturer dans tous les sens, c’est encore une réaction trop intellectuelle, trop abstraite, qui laisse le cliché renaître de ses cendres, qui laisse encore le peintre dans l’élément du cliché, ou qui ne lui donne pas d’autre consolation que la parodie.

Logique de la sensation, Deleuze, Éditions de la différence, 1996, p. 57.

Le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer. En lisant cette phrase, je me demande ce qu’il en est pour la photographie. Que peut le photographe face aux clichés ?

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Sur la page sur CNRTL, je cherche la définition de cliché, dont j’isole quelques bribes :

Les clichés de la mémoire, ces innombrables petites images que nous pouvons épousseter et faire revivre à volonté, tiennent sous la boîte osseuse de notre cerveau, dans un espace très limité. […]

Au fig., péj., littér., dans le domaine de l’expr. verbale.  [Cliché :] Expression toute faite devenue banale à force d’être répétée ; idée banale généralement exprimée dans des termes stéréotypés. […]

Le cliché est un stéréotype de l’expression linguistique, c’est un supersigne particulièrement fréquent et accepté et, par conséquent, plus facile à la fois à utiliser (émetteur) et à comprendre (récepteur)

Clichés. Innombrables petites images. Cliché. Banal à force d’être répété. Cliché. Exprimé dans des termes stéréotypés. Cliché. Facile à comprendre.

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Je regarde mes images. Une question me hante : mes clichés sont-ils « clichés » ?

Je voudrais être objective. Ne pas me bercer d’illusions. Oui, mais comment faire ? Je décide de procéder scientifiquement. D’établir un protocole. Pour cela, je tape « ville » dans GoogleImages, puis « quartier populaire » et je regarde les résultats.

Pour le mot « ville », voici, dans l’ordre, les 3 premières images présentées par Google :

Photographies de villes. Réflexion sur le concept de cliché et la photographie d'art.

Mon image de Londres fournira-t-elle simplement à Google un cliché de plus ?

Photographie de la Skyline de Londres réalisée par Lise Lemerle. Réflexion sur la photographie d'art.
Londres, Lise Lemerle, 2018.

Puis, je tape « quartier populaire » dans GoogleImages. Parmi les photos proposées, je retrouve des morceaux de la mienne : couleurs vives, façades bloquant l’horizon, graffitis, jeunes jouant au pied des barres…

Photographies de quartiers populaires. Réflexion sur le concept de cliché et la photographie d'art.
Suggestions GoogleImages pour « quartier populaire »

Photographie réalisée par Lise Lemerle à Wazemmes (Lille) sur un terrain de basket.
Basket à Wazemmes, Lise Lemerle, 2018.

Clichés. Innombrables petites images. Cliché. Banal à force d’être répété. Cliché. Exprimé dans des termes stéréotypés. Cliché. Facile à comprendre.

Oui, Google me dit les clichés qui hantent mon image.

Mes clichés sont-ils « clichés » ? Oui, puisqu’ils contiennent des clichés.  Plutôt, l’œil qui les regarde fournit les clichés qui les forgent. Mais l’orange vif de la façade au tiers supérieur dans la photographie prise à Wazemmes ? Et la ligne blanche sur le goudron du pont dans la moitié inférieure de la photographie de Londres ? Ces éléments distinguent mes images, au sein de la série composée par Google. Ajouter quelque chose. Photographier malgré le cliché, par-dessus. Par-delà le cliché. C’est peut-être cela, faire de la photographie.

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