Le photographe mnémographe.

Auteur : Lise Lemerle

Pierre, Paul, Jacques ! Attention ! Cheeeeese ! Mince… Pierre, tu as fermé les yeux ! Allez, les gars ! Cheeese ! Paul, tu as bougé ! Bon, tant pis, ça le fait quand même !

Faire la photo parfaite où Pierre, Paul et Jacques sourient, ont les yeux ouverts, et ne sont pas flous. Oui, avoir une photo où tout le monde a les yeux ouverts : voilà l’objectif ultime du photographe amateur.

Et puis, un jour, on se retrouve devant cette photographie, première œuvre de l’exposition David Lachapelle, présentée actuellement au Musée des Beaux-Arts de Mons :

Lachapelle
Le Déluge, David Lachapelle, 2007 (183cm x 701cm).

Oui, David Lachapelle est un photographe professionnel.

Cette photographie, d’une largeur de 7 mètres, est immense. Les personnages sont nombreux. Et l’œil échoue à saisir l’image d’un seul coup. Il s’attarde sur un personnage, passe au suivant, puis revient au personnage précédent. Les visiteurs se déplacent alors devant la photographie, dans un ballet plus ou moins chaotique.

Deluge1

Deluge2

Deluge3

Deluge4

Deluge5

Deluge6

Deluge7

Tout est net. Pas un défaut. Les gestes sont expressifs : ce sont ceux de la peinture classique. Cette photographie est directement inspirée du Déluge que Michelange a peint vers 1510 sur le plafond de la Chapelle Sixtine.

Deluge8
Le Déluge, Michelange, vers 1510.

S’inspirer de la peinture classique : un grand topos de la photographie contemporaine.

On poursuit l’exposition. Dans la salle suivante, les photographies présentent des salles de musée inondées. On reconnait certaines œuvres. L’effet de réel est très fort.

lachelle
Après le déluge – Musée, David Lachapelle, 2007.

On se demande si, un jour, les photographies de David Lachapelle seront à leur tour englouties sous la montée des eaux. Et le visiteur de se dire Heureusement que Mons est placé sur une colline !

La réflexivité : un autre grand topos de l’art contemporain. Si l’art place un miroir le long du chemin, l’art contemporain, lui, s’amuse, et place un miroir en face du miroir de l’art. Alors l’art se réfléchit réfléchissant le réel…

Mais revenons à la première photographie de l’exposition.

Lachapelle

Dans l’image, des corps, nombreux. Oui. Des objets, aussi : un caddie de supermarché, une voiture. Les emblèmes de notre société de consommation. Des objets symboliques, donc. Des ruines, aussi : la façade du célèbre casino de Las Vegas, le Caesars Palace, les restes d’une vitrine de la luxueuse marque Gucci, l’enseigne brisée d’un restaurant de la chaîne Burger King. Les dépouilles de notre société de consommation englouties sous les eaux du Déluge.

Le Déluge – un passage de la Genèse, le premier livre de l’Ancien Testament. En voici un extrait :

L’Éternel vit que les hommes commettaient beaucoup de mal sur la terre et que toutes les pensées de leur cœur se portaient constamment et uniquement vers le mal. L’Éternel regretta d’avoir fait l’homme sur la terre et eut le cœur peiné. […] Cependant, Noé trouva grâce aux yeux de l’Éternel.  Voici l’histoire de Noé. C’était un homme juste et intègre dans sa génération, un homme qui marchait avec Dieu. […]

Alors Dieu dit à Noé: « La fin de tous les hommes est décidée devant moi, car ils ont rempli la terre de violence. Je vais les détruire avec la terre. Fais-toi un bateau avec des arbres résineux. […] Pour ma part, je vais faire venir le déluge d’eau sur la terre pour détruire toute créature qui a souffle de vie sous le ciel. Tout ce qui est sur la terre mourra. Cependant, j’établis mon alliance avec toi : tu entreras dans l’arche avec tes fils, ta femme et les femmes de tes fils. De tout ce qui vit, de toute créature, tu feras entrer dans l’arche deux membres de chaque espèce pour leur conserver la vie avec toi. Il y aura un mâle et une femelle. Des oiseaux selon leur espèce, du bétail selon son espèce et de tous les reptiles de la terre selon leur espèce, deux membres de chaque espèce viendront vers toi pour que tu leur conserves la vie. Quant à toi, prends de tous les aliments que l’on mange et fais-t’en une provision afin qu’ils vous servent de nourriture, à toi et à eux. »

Genèse – 6.

Le Déluge, au XXIe siècle, possède sa version athée : le dérèglement climatique – conséquence non pas de la colère de Dieu mais de l’irresponsabilité de l’Homme. Ultime production de notre société de consommation, qui a consommé plus qu’elle n’aurait dû. Oui, le constat est là. On note alors qu’il n’y a point d’Arche d’Alliance dans la photographie de Lachapelle…

Le Déluge, au XXIe siècle, porte un autre nom, le nom d’une discipline scientifique : la collapsologie (1) – l’hypothèse selon laquelle l’effondrement du monde tel que nous le connaissons est proche. Le mécanisme d’emballement est lancé. Reste à savoir ce que nous pouvons d’ores et déjà faire pour obtenir un moindre mal.

Lachapelle

Le dérèglement climatique, ou le Déluge selon Lachapelle. Rattacher une question d’actualité au thème d’un grand récit -ou mythe- collectif : proposer une allégorie.

L’allégorie, un outil majeur de l’art, et de l’art contemporain en particulier.

***

Devant la photographie de Lachapelle, deux images nous reviennent en mémoire. La première est celle d’une porte que l’on pouvait voir au hasard des rues de Venise cet été :

venise

Le pape et un ours blanc sont sur une gondole en train de chavirer… I’ve got a sinking feeling : « J’ai le sentiment de sombrer », dit le texte. Un Inuit contemple la scène. Oui, Venise, contrairement à Mons, est une ville bel et bien concernée par la montée des eaux…

La seconde image est celle d’un collage vu un peu plus tôt dans la journée, lors du Parcours des Jeunes Artistes, une biennale organisée par la ville de Mons.

collage

L’image représente le passage de l’Apocalypse où le second ange sonne de la trompette, et où :

Quelque chose comme une grande montagne embrasée est précipité dans la mer et le tiers de la mer devint du sang, et le tiers des créatures qui se trouvent vivre dans la mer périt et le tiers des navires fut perdu.

Apocalypse – 8

Dans l’image, le visage d’un Inuit est collé à l’endroit de la montagne embrasée. L’Apocalypse, le dernier livre du Nouveau Testament, prend alors la forme du réchauffement climatique.

Le Déluge et l’Apocalypse. Le premier et le dernier livre de la Bible. À la fin, l’heure du Jugement Dernier arrive.

La porte de Venise, quant à elle, met en lumière ce qui qui se trame dans le collage et la photographie, comme un déplacement des valeurs : aujourd’hui, le dérèglement climatique pèse plus lourd que la religion (s’agit-il du poids de la réalité ?)… et doit devenir l’aune à laquelle l’humanité sera (ou devrait se) juger.

C’est ainsi que l’art contemporain procède parfois : il se saisit d’images appartenant à l’histoire de l’art et les détourne, intervenant alors sur notre imaginaire collectif, modifiant certaines de nos représentations mentales. Du simple collage à l’énorme cliché aux 32 modèles de Lachapelle, le fonctionnement est le même, seuls changent les moyens et la complexité du processus de création (à ce sujet, voir la vidéo making of: Deluge).

***

Après avoir vu une centaine de photographies, on arrive à la fin de l’exposition Lachapelle. On en a plein les yeux. De ces images grand format, excessives, qui débordent de tous les côtés – aussi bien sur la forme (couleurs flashy, mises en scène kitsch etc.) que sur le fond  (où drogue, sexe, stars, références religieuses, citations picturales, etc. se mélangent pêle-mêle).

On se tient alors devant la dernière photographie de l’exposition :

house
Selfportrait as a house, David Lachapelle, 2013.

On pense à l’art de la mémoire dans l’antiquité. Où, pour se souvenir d’un discours, on imaginait une maison. Chaque salle correspondait à une grande étape du discours. Placés dans ces salles, des objets symbolisant les éléments clefs du sujet. Il ne restait plus qu’à se promener mentalement dans la maison ainsi créée pour se souvenir du discours que l’on avait à dérouler.

On regarde l’image. Elle s’intitule Autoportrait en maison. On imagine alors le discours – ici une biographie, quelques souvenirs peut-être, que celle-ci rapporte. Autoportrait … cette maison représenterait l’univers mental de l’artiste, une image de sa mémoire.

Une image de sa mémoire.  On s’amuse à rajouter mentalement des salles, où l’on met en scène les clichés que l’on vient de voir dans l’exposition. Après tout, eux aussi appartiennent à la mémoire de l’artiste.

On pense à la salle (une salle de bain peut-être ?) où serait mise en scène l’image du Déluge de Lachapelle. Et l’on se dit alors que cette image nécessiterait une maison à elle toute seule, où l’on placerait dans l’entrée le Déluge selon Michelange, puis dans la cave ou le grenier les images de l’Apocalypse, dans la cuisine quelques éléments sur la société de consommation et le réchauffement climatique, etc.

Une maison de poupée dans la chambre d’une maison de poupée elle-même placée dans la chambre d’une maison de poupée : le processus est sans fin. Oui, c’est ainsi que la mémoire travaille.

Plus, cette mémoire travaille avec des outils : parmi lesquels la citation, l’allégorie, la réflexivité, le commentaire et la métamorphose de l’imaginaire collectif … autant de dénominateurs communs de la photographie contemporaine. Photographie contemporaine où chaque cliché est une image de la mémoire des artistes. Oui, le photographe écrit (du suffixe « graphe ») avec la lumière (du préfixe « photo »). Mais il écrit aussi avec sa propre mémoire : en cela, David Lachapelle (comme tout artiste peut-être), est un photographe mnémographe (du suffixe « mnémo » – pour la mémoire).

PAGE D’ACCUEIL

(1) La collapsologie est l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus  (Servigne & Stevens, 2015  – voir le site collapsologie.fr.)

(Retour au texte)

 

Laisser un commentaire