Un programme dans l’œil ? (Être(s) de bois – fin)

Auteur : Lise Lemerle

Dans l’article précédent, nous nous sommes intéressés à un objet aztèque au sujet duquel nous ne possédions que très peu d’informations et dont la fonction même n’est pas connue de façon certaine :

Cerf1
Sceptre ? , Culture Aztèque, Mexique, 1325-1521, bois de cerf.

Nous avions noté que ce supposé sceptre était sculpté dans un matériau facilement identifiable – du bois de cerf. À partir de cela, nous avions rassemblé des images contenant chacune le motif du bois de cerf, produisant alors le montage d’images suivant :

CerfH

À la lumière des images rassemblées autour du sceptre, le mystère de celui-ci semblait s’estomper de lui-même. Et cet objet nous paraissait être un livre ouvert. Oui ! la culture aztèque nous paraissait somme toute très familière ! Et cette impression d’avoir trouvé un îlot de terre ferme au beau milieu du Musée du Quai Branly nous avait rassurés.

***

Conscients, cependant, d’avoir construit cet îlot de toute pièce, violentant au passage une culture qui nous était parfaitement étrangère, nous décidons à présent de revenir dans la contrée qui est la nôtre -celle de la culture occidentale chrétienne- et de procéder à une petite expérience.

L’idée est simple : introduire un nouvel élément dans l’équation, et voir comment les autres images réagissent, analyser les interactions produites. Le nouvel élément sera : l’apparition du Christ sous la forme d’un cerf.

En effet, il se trouve que, dans plusieurs légendes chrétiennes, le Christ apparaît à des chasseurs impénitents sous la forme d’un cerf, les appelant à se convertir. Il en va ainsi, par exemple, de la légende de Saint Hubert, le saint patron des chasseurs.

StHubert
Retable de Saint Hubert, Chaource, XVIe.

Dans les représentations de ces légendes, un symbole du Christ (ici, un crucifix) est souvent placé entre les bois du cerf.

Bien. Maintenant, substituons cette image à celle du sceptre située au centre du montage que nous avons réalisé précédemment. Voyons comment cette image impacte celles qui l’entourent. Dans quelle mesure le sens que nous attribuons à ces images s’en trouve-il modifié ?

CerfI

Le constat est frappant. Avec le sceptre aztèque, les autres images du montage encerclaient l’objet, l’enfermaient dans un champ de sens stable et rassurant, permettaient au spectateur ignorant tout de la culture aztèque de produire son interprétation de l’objet. Avec le Christ-cerf, on assiste à un phénomène exactement contraire : l’objet rayonne sur les autres images du montage, chacune d’entre-elles se trouve impactée en profondeur par le voisinage de cet objet dont nous, spectateurs,  maitrisons parfaitement le contenu symbolique.

Pour synthétiser les choses, nous avons réalisé le tableau suivant, où chaque image (présentée dans la colonne centrale) est confrontée, d’une part, au sceptre aztèque (voir la colonne de gauche) et, d’autre part, à la tête de cerf couronnée d’un crucifix (voir la colonne de droite).

Le résultat, ici encore, est sans appel : on y remarquera notamment la maladresse de l’interprétation proposée dans la colonne de gauche, fournie par les clichés/préjugés qui peuplent notre imaginaire … Interprétation qui semble d’autant plus pauvre qu’elle est confrontée, dans la colonne de droite, à la machine visuelle puissante développée pendant plus de deux mille ans d’images chrétiennes, images sédimentées dans l’imaginaire collectif, qui participent d’un programme visuel complexe, et fonde une interprétation « toute prête » adaptable, semble-t-il, à n’importe quel type d’image.

cerf_branly VERSUS christ_cerf
Couronne … il s’agirait donc bien d’un objet de pouvoir, probablement un sceptre, par conséquent. couronne_cerf

Couronne, pouvoir

Couronne … et l’on pense au Royaume de Dieu surplombant le pouvoir séculier.
Forme de main sculptée dans du bois de cerf … et l’on pense à l’image du peuple ‘primitif’ dans la culture occidental – les Aztèques, un peuple d’enfants ! On sourit. main_cerf_1

main_cerf_2

Mains 
Dessin d’enfant
Empreinte / ombre portée 

On compare les modalités de représentation, l’empreinte établit un rapport très concret entre la main et le bois de cerf, tandis que l’ombre portée instaure une distance, nous montre la main comme un médium intermédiaire, permettant de produire l’image du cerf … et l’on pense aux quatre sens de l’Ecriture, au sens littéral -par exemple, Jésus a marché sur l’eau- et au sens allégorique -la foi rend possible l’impossible.
Devenir-bois … et l’on se dit que les Aztèques était une société proche de la nature. cerf16

Devenir-bois

Devenir-bois … et l’on pense au renoncement à la chair dans le processus du Salut chrétien, à la chair coupable, au Christ rachetant par son sacrifice le Péché Originel…
Devenir-chair/métamorphose … on se demande alors si ce sceptre n’avait pas par hasard quelques fonctions rituelles ou magiques ?

chair_cerf

Devenir-chair

Devenir-chair qui, comme nous l’avons vu dans un article précédent (Être(s) de bois), s’articule au concept de devenir-bois dans le processus du Salut chrétien.
Cerf proie … peut-être la possession de cet objet garantissait-elle à son propriétaire des chasses miraculeuses ? chasse_cerf

Scène de chasse

Cerf victime … dans l’image mythologique d’Hercule terrassant la biche de Cérynie, l’acte de chasse devient acte de sacrifice. Et l’on pense au Christ comme figure sacrificielle.

cerfhi

Sceptre aztèque en bois de cerf VS Christ en croix sur bois de cerf … on pense aux Espagnols aux coffres remplis d’or, s’armant de bibles et de fusils pour convertir les païens d’Amérique latine. On pense à notre propre œil chargé, à sa façon, de bibles et de fusils, se promenant au Musée du Quai Branly.

Oui, devant les images, un programme visuel se tisse à l’infini dans notre œil qui, toujours, produit du sens. Décrypter ce programme est la première étape, nécessaire, si l’on veut essayer de comprendre le sens que notre œil produit … parfois à notre insu.

PAGE D’ACCUEIL

Une réflexion sur “Un programme dans l’œil ? (Être(s) de bois – fin)

Laisser un commentaire